Taher Ben Jelloun n’a nul besoin d’être présenté. Depuis plus d’une quarantaine d’année et avec sa « sa parole vive » comme seule et unique arme, cet écrivain continue à interroger le monde et à combattre barbarie et infamie.
« Que peut la littérature ? Peu de choses selon Ben Jelloun, car l’écriture est incapable a elle seule de changer le monde, cependant, elle lui donne une certaine conscience, et ne serait-ce que pour cette valeur, on ne devra jamais nous taire, sous peine de voir les choses empirer. »
La littérature Arabe ne vaut que par sa poésie et non encore par ses romans. Parce qu’un romancier, est quelqu’un qui doit fouiller dans les tréfonds de la société et « soulever les tapis », pour nous sortir les vérités qui dérangent. Balzac disait à ce propos : « Pourquoi écrire, si c’est pour dire que tout va bien ? ». Et Jean Paul Sartre comme pour lui donner raison, d’écrire dans La nausée : « En face d’un enfant qui meurt la nausée ne pèse rien». Il faisait allusion aux malheureux gosses Africains victimes à l’époque de la guerre du Biafra. Ce à quoi rétorqua Claude Simon : « Depuis quand, pèse t-on nausée et littérature ? »
« Que peut la littérature ? », est une question d’une grande acuité, et les écrivains, les grands du moins, se doivent d’être des empêcheurs de tourner en rond.
Garcia Marquez dans Cent ans de solitude, parle des problèmes et des souffrances des villageois de Macondo dont il a partagé le quotidien. De la grandeur et de la décadence de ce village ; de sa plus illustre famille de pionniers, aux prises avec l’histoire cruelle et dérisoire d’une de ces républiques latino-américaines tellement invraisemblables qu’elles nous paraissent encore en marge de l’Histoire. Un théâtre géant où les mythes engendrent les hommes qui à leur tour engendrent les mythes, comme chez Homère, Cervantès ou Rabelais. Une fabuleuse genèse, avec l’histoire de sa dynastie, ses fléaux et ses guerres, ses constructions et ses destructions, son apocalypse aussi. « Une boucle de temps » refermée dans un livre. Une histoire de faits réels et auxquels personne ne croit plus, mais qui avaient si bien affecté la vie de ce village qu’il s’est trouvé à la dérive, d’un monde révolu et dont ne subsistait plus que la nostalgie.
Gabriel Garcia Marquez a atteint dans Cent ans de solitude, l’expression la plus parfaite et la plus pathétique de la solitude de l’homme sud-américain. C’est un livre fait à partir de choses constatées, vécues, écoutées, confiées… et qui ont fini par le marquer.
Pour écrire ce chef d’œuvre, Garcia Marquez s’est inspiré de Juan Rulfo, un mexicain peu connu, ayant écrit, El llano en llamas (1953), et qui traite de la vie des paysans de la région de Jalisco dans une nature aride et hostile. Suivi de son unique roman Pedro Páramo (1955), qui parle de la confusion entre le monde des morts et des vivants. Un roman qui a eu une répercussion mondiale, reflétant la fascination qu’entretiennent les mexicains avec la mort. Mais curieusement, après ces deux succès, Juan Rulfo s’est éloigné de l’écriture.
Mais à côté des écrivains de cette envergure, l’on trouve une catégorie occupée à se regarder le nombril. Une espèce tournant le dos au monde, ne s’occupant que d’elles-mêmes et ne se préoccupant aucunement des autres. Se croyant le centre du monde, elle se focalise principalement sur une littérature d’autofiction.
Toute œuvre littéraire comporte, en réalité, des passages autobiographiques, sauf que les auteurs font généralement des exceptions et évitent « les détails réducteurs ». Mais l’autofiction absolue et délibérée, suppose que l’ auteur a une haute estime de soi et vit en ignorant ce qui l’entoure.
Parler du peuple dans la littérature Arabe c’est traduire ses sentiments et ses perceptions.
Dans les œuvres d’un Laâbi ou Chraïbi, le lecteur est si profondément plongé dans leur quotidien, qu’il croit entendre leurs clameurs.
Kateb Yassine raconta un jour cette anecdote. « Après une longue absence d’Algérie, je suis retourné un jour à Sidi Bel abbés. Dès que je me suis attablé à la terrasse d’un café, un vieux monsieur est venu vers moi et m’accosta : – « Kateb ? » (Ce qui dans le cas présent, revêt une double connotation). « Je répondis, que oui ». L’homme pris une chaise, s’assis près de moi, puis se mis à parler de l’Algérie, de Sidi Bel Abbes….sans que je ne le lui fasse la demande ».
Cette anecdote souligne qu’un écrivain raconte à travers les autres et qu’écrire c’est écouter pour traduire l’invisible. C’est d’ailleurs pour cette raison que les pièces de théâtre de Kateb Yassine, traduisent avec acuité la réalité algérienne.
Et que dire aujourd’hui, face aux massacres des peuples syriens, irakiens, libyens… ?
Quel rôle peut jouer l’écriture et quelle en sera son efficacité immédiate ?
C’est pour répondre à ces questions, qu’un écrivain se doit d’analyser chaque situation, avec l’intelligence requise. Bergson parle d’ « Une compréhension naturelle de la vie. », et André Gide l’appelle : « Une compréhension naturelle du monde. ».
Pourquoi l’un et l’autre parlent de la vie et du monde ?
Parce que celui qui n’a que des certitudes sur la vie et sur le monde, est quelqu’un de dangereux.
La vie est incompréhensible, compliquée, difficile à décortiquer… Comment peut-on être si certain ?
Ecrire c’est aller au-delà de cette incompréhension, déblayer le terrain et essayer de voir ce qui se cache et se trame loin des regards.
Ecrire, c’est analyser ce qui se passe autour de soi et c’est aussi comprendre les raisons qui ont engendré les Bachar, Moubarak, Zine-El Abidine, Kaddafi ?
Ecrire sans se lasser, se décourager, se résigner…au risque de finir un jour par se taire.
Ecrire parce que l’homme a été, est et sera encore et toujours, un loup pour l’homme, comme le disait Thomas Hobbes
Ecrire tant que « l’homme reste un…homme, pour l’homme.». Comme se plait à le répéter Taher Ben Jelloun, qui voit les hommes comme une espèce encore plus terrible que celle des loups.
Continuons à écrire et à espérer (le rêve et l’espoir sont légitimes) qu’un jour, l’homme deviendra… le remède de l’homme. Que l’écriture, changera le monde et le rendra plus beau et plus juste. Rappelons-nous pour nous en convaincre, de l’affaire Dreyfus et le « J’accuse » d’Emile Zola.
Tahar Ben Jelloun, écrivain et poète marocain de langue française de notoriété internationale, obtient le prix Goncourt en 1987 pour La nuit sacrée. Il devient membre de cette prestigieuse Académie en 2008. Il est l’auteur d’une cinquantaine d’ouvrages traduits, pour la plupart, dans plus de quarante langues. Parmi ses romans et récits : L’Enfant de sable, L’Auberge des pauvres, Cette aveuglante absence de lumière, Sur ma mère, Au pays, Par le feu, Le racisme expliqué à ma fille, L’Ablation… Parmi ces recueils de poèmes: Hommes sous linceul de silence, Les Amandiers sont morts de leurs blessures, Que la blessure se ferme…