Alors qu’il jouait en toute insouciance avec des copains non loin de la maison parentale dans un quartier populaire de Jerada, Mohammed est approché par une personne dépêchée par son père qui lui demande de rentrer chez-lui en urgence. Il apprendra, une fois devant son père, que le directeur de l’école en personne l’a convoqué pour une raison mystérieuse. Il n’en fallut pas plus pour que le gamin panique, se préparant au mieux à un blâme sévère, au pire à une belle raclée.
Il s’avéra, en fin de compte, que le petit infirme était sollicité pour camper le premier rôle dans une pièce de théâtre du célèbre écrivain russe Maxime Gorki, rejouée au Maroc par une troupe française. Les organisateurs cherchaient un élève dont le profil correspondait au personnage, un enfant boiteux, et le directeur les a orientés sans hésitation vers Mohammed.
Pour sa première fois sur les planches, le gamin a assuré et avec brio. Il a pris cette première expérience théâtrale comme un défi personnel, une opportunité en or pour prouver, à lui-même avant les autres, que ni les barrières physiques, ni psychologiques ne sauraient entamer l’élan d’une âme intrépide et passionnée qui veut se dépasser, s’émanciper et s’épanouir par l’art et la création.
En montant sur les planches ce jour-là, Mohammed Benjeddi a en effet monté le premier échelon vers la gloire et l’accomplissement de soi. Se produire devant un public, jouer un personnage qui lui ressemble et s’y identifier, se sentir comme quelqu’un “tout à fait normal”, apprécié et admiré de surcroît, a été pour lui une expérience enchanteresse voire une thérapie. Depuis, l’amour du théâtre ne l’a jamais quitté.
Après des débuts plutôt difficiles, il a réussi à se faire un nom sur la scène artistique aux plans national et international, occupant au passage le poste de secrétaire général du conseil de la Fédération Internationale du Théâtre Amateur, puis de vice-président et de membre permanent de cette même entité. À ce jour, il a écrit et réalisé des dizaines de pièces de théâtre, qui ont été jouées dans plusieurs pays du monde. En plus, il a adapté, rédigé et mis en scène plusieurs œuvres en français et en anglais. Il a également collaboré avec le réalisateur portugais Carlos Caballero dans l’adaptation au théâtre de l’épopée d’Oued Al Makhazen, une superproduction théâtrale à laquelle ont participé 106 acteurs et qui a été jouée dans plusieurs villes portugaises.
Malgré son succès à l’international, ce natif de Jerada a toujours préféré vivre loin des feux de la rampe et s’est fait un devoir de promouvoir la région de l’Oriental dans les milieux culturels européens.
Au service de cette noble cause, il a mis à profit ses relations dans le monde culturel et les manifestations théâtrales d’envergure qu’il organisait et dans lesquelles il rendait toujours hommage à sa terre natale et à la région où il a vu le jour. Ainsi, la région de l’Oriental ne pouvait trouver meilleur ambassadeur.
Homme de culture engagé et patriotique, Benjeddi a offert à plusieurs troupes nationales l’opportunité de se produire dans des festivals internationaux, de même qu’il a convaincu plusieurs troupes étrangères de participer à des manifestations organisées au Maroc.
En 2014, Mohamed Benjeddi, qui a raconté des dizaines de vies et de destins au fil d’une carrière aussi foisonnante qu’originale, verra sa propre vie jouée sur les planches et campera son propre personnage dans une pièce de théâtre écrite par Françoise Olivier. L’intitulé de cette œuvre, qui retrace son parcours atypique dans la vie et le théâtre, est on ne peut plus expressif: “L’Homme qui vivait debout”.
Benjeddi a été encensé par la critique et le public français pour sa prestation aussi grandiose qu’émouvante dans ce “biopic” décrivant le combat quotidien livré par un homme qui vivait debout, fier, digne et alerte, sans jamais plier l’échine.
Ce que cette pièce de théâtre n’a pas révélé, c’est que Benjeddi, après ce parcours du combattant dans lequel il s’est investi corps et âme, venant à bout des plus lancinants des obstacles, n’a pas pu vaincre la maladie qui s’est emparée de lui vers la soixantaine. Une maladie aiguë a alité “L’Homme qui vivait debout”.
Face au poids physique, psychique et matériel de cette épreuve, le baroudeur des planches ne baisse pas les bras. Stoïcisme, ténacité et amour de la vie – traits marquants de sa personnalité-, sont ses seules armes dans le nouveau combat qu’il mène. Même avec une seule jambe et un corps miné par la maladie, l’artiste n’est pas prêt à prendre sa retraite, ni de l’art ni de la vie.