Les nattiers des Doukkala, surtout ceux de Mogress, avaient la réputation de fabriquer, en utilisant du jonc jaune ou vert (smar), des nattes dont la finesse des motifs pouvait parfois rivaliser avec celle des tapis. Tandis que les joncs fins et blancs, ils servaient à la fabrication d’objets usuels, tel que : paniers, corbeilles… De même, des feuilles de palmier nain étaient largement utilisées pour confectionner des objets tressés à usage domestique ou agricole comme les paniers de bâts des ânes(Chouaris). Ces nattiers utilisaient les joncs de qualité qui poussaient dans la région d’Azemmour, Rabat, Salé, Zemmour, Zaer, Fès…
Appelées « hssayr » dans le langage dialectal, les nattes étaient notamment utilisées pour décorer, s’y asseoir, s’y allonger… Elles étaient également utilisées pour confectionner des meubles et des objets du quotidien.
À sa naissance, la natte est un jonc « smâr » cueilli par des moissonneurs au bord des oueds et des lacs salés. La préparation du jonc se fait pendant l’été pour toute l’année. La première étape consiste à récolter le jonc entre la mi-juin et fin juillet. Puis à le laisser sécher au soleil pendant au moins deux mois. Il faut ensuite le stocker trois mois avant de commencer à l’utiliser afin qu’il s’assouplisse et soit facile à manipuler. Le jonc est ensuite trempé dans l’eau et est prêt à être utilisé. Après la coupe, les tiges, qui pouvaient atteindre des hauteurs de 3 ou 4 mètres, étaient méticuleusement triées et réservées à des usages différents selon leur calibre et leur qualité. Tandis que les joncs gros et mouchetés, teints en bleu, noir, rouge bordeaux, brun ou vert, étaient utilisés pour la création de superbes nattes.
Évidemment, leur préparation pour le tissage nécessitait de multiples travaux que le nattier effectuait avec l’aide de ses ouvriers ou de sa famille. Il fallait donc sécher soigneusement le jonc à l’ abri de la pluie, le trier, le teindre de différentes couleurs afin de constituer le stock nécessaire à l’année. Seules les couleurs végétales étaient employées dans la teinture du jonc. Les tons obtenus, uniquement le rouge et le noir, étaient doux au regard, résistants à la lumière et au frottement. Pour obtenir ces couleurs, le nattier avait recourt à la garance et l’écorce de la grenade. Vient ensuite la phase du tissage pour en faire des nattes avec des formes, des couleurs et des motifs assez variés. Ces produits étaient fort demandés pour servir de carpes à étaler sur les sols des chambres des maisons ; des mosquées ; des écoles coraniques, des zaouïas, des tentes aux marchés ruraux, moussems,..
Les nattes se tissent sur un métier horizontal. Habituellement, les métiers à tisser ne dépassent pas 80 cm de large du fait de la taille de la tige de jonc. Néanmoins, si l’on souhaite des nattes plus larges, deux hommes ou deux femmes travaillent simultanément côte à côté sur un métier plus large, en entrecroisant plusieurs tiges de jonc. Douze heures de travail sont nécessaires pour réaliser 3 mètres de nattes. Ces nattes étaient en quelque sorte de véritables tissus dans lesquels la chaîne était formée par des fils très forts ou par de petites cordes, tandis que la trame était constituée par des fibres végétales de jonc ou d’alfa. Ces fibres avaient souvent les couleurs rouge, violet, noir, brun ou vert et les ouvriers, en combinant les fibres naturelles avec les fibres colorées, obtenaient ainsi les dessins les plus variés. Leur qualité hygiénique et écologique est incontestable, car leur facilité de nettoyage à sec, après une brève exposition au soleil, ne permet nullement l’accumulation d’acariens, source de nombreux problèmes d’allergie. En plus de cela, les nattes traditionnelles s’adaptent aux climats de toutes les saisons.
Les nattiers étaient d’une grande dextérité; ils travaillaient accroupis, le métier étant tendu horizontalement devant eux à peine surélevés du sol; c’est avec leurs doigts qu’ils faisaient passer les fibres de la trame entre les fils de la chaîne, les doigts jouant ici le même rôle que la navette dans un métier ordinaire. Ces artisans jouaient un rôle économique, social, culturel et environnemental de premier plan car ils étaient en quelque sorte, non seulement, des éléments dynamiques de la société, mais aussi les dépositaires d’un savoir-vivre raffiné.
Aujourd’hui, plus d’un demi-siècle après l’indépendance, la situation est radicalement différente. Suite à la déstructuration urbanistique et à la concurrence des produits industriels, l’artisanat du « Smar » a connu une situation fort inquiétante et tend à disparaître à jamais. De cette activité, jadis florissante et prospère, il n’en reste pratiquement plus grande chose aujourd’hui, à cause de la concurrence des produits industriels de substitution.
On assiste donc à une véritable agonie d’un grand nombre de métiers, sans parler de ceux qui ont réellement disparu, non seulement de la réalité, mais plus grave encore, de la mémoire. Lalla Rkia, une des rares artisanes encore présentes près de l’Arbâa Mogress, nous a déclaré: «l’art du tissage de la natte traditionnelle est transmis comme un trésor de père à fils et de mère à fille. Aujourd’hui, il ne reste plus que quelques connaisseurs fortunés qui apprécient encore les nattes, les commandes sont donc rares. Alors les jeunes ne veulent plus apprendre le métier sous prétexte qu’il n’a aucun avenir. La survie de l’activité de certains est due beaucoup plus à son amour pour le métier et son désir de lutter contre le dépérissement de cette activité héritée de génération en génération que ce qu’elle lui permet de générer comme revenus.».
La situation est d’autant préoccupante que le savoir-faire accumulé risque de disparaître à jamais faute d’artisans et surtout de jeunes apprentis. Il faut donc mettre en place des initiatives de sensibilisation et de réhabilitation de la profession. Faute de quoi, cette activité avec tout le savoir accumulé, risque de se perdre non seulement du paysage mais surtout des mémoires.
Espérons que le nouveau ministre va contribuer à sensibiliser et à faire prendre conscience à l’ensemble des protagonistes de l’intérêt d’une préservation des différentes composantes de notre patrimoine.