A. En une phrase

En 2015, l’effondrement de la Marine Marchande plonge les gens de mer du Maroc dans un drame à la fois professionnel, matériel et familial : c’est la conséquence naturelle de l’ignorance des choses de la mer, d’abord de la part du système bancaire et ensuite de la part de ceux qui ont décidé la privatisation de la Comanav (Compagnie Marocaine de Navigation), dont l’ancêtre est l’armement étatique « Union d’Entreprises Marocaines » créé en 1918.

B. En quelques mots

Aujourd’hui, le Maroc a perdu l’ensemble de ses navires de commerce. Leur nombre chute au niveau le plus bas jamais atteint depuis 1900 ; soit sept navires jaugeant 58 446 tonneaux ; ce qui rapporté à la population du pays nous ramène effectivement un siècle en arrière.

Il en résulte pour l’État, une sévère hémorragie en devises fortes : deux milliards de dollars par année, y compris les surestaries (600 millions de dollars), pour payer la facture du transport maritime des marchandises importées et exportées.

Pourquoi en est-on arrivé là ? Je l’ai dit en une phrase. Mais je vais, quand même, prendre le temps d’expliquer le comment et surtout de prévoir où nous mène ce désastre. On pourra ainsi réparer l’avenir.

Pour cela, il faut reconstituer le contexte, démystifier le raisonnement qui suscite la panique des banques et donner une lecture neuve de cette crise.

Mais, comme rien ne se comprend clairement qui ne puisse être énoncé brièvement, voici un résumé de notre analyse, en quelques lignes, puis en quelques pages.

C. En quelques lignes

Comment en est-on arrivé là ?

En premier lieu, il y a l’incapacité des mécanismes financiers à fournir un soutien durable au secteur des transports par voie de mer. Ainsi, en échange de l’octroi des crédits nécessaires à l’achat des navires, les banques prennent en otage le patrimoine maritime, soit l’équivalent de 1 milliard de dollars, y compris le service des emprunts.

Cependant, pour faire face aux coûts croissants du soutage, les opérateurs formulent leurs besoins en trésorerie et demandent une rallonge de 40 millions de dollars.

Effrayées par la dépression boursière de 2007, les banques refusent. Elles choisissent de ne courir aucun risque. Autrement dit, elles reportent le poids de la dette sur les marins et les propriétaires des navires.

Le Ministère de tutelle, sensé jouer la fonction de régulateur, préfère s’en tenir au rôle de spectateur passif et se réfugie derrière les études de façade, qualifiées de stratégiques : il aurait pu intervenir pour la réduction réelle de la dette car il en a les moyens et les instruments.

Par ailleurs, cette même année, les principaux actionnaires étatiques tranchent pour la liquidation de l’armement national Comanav, opérateur historique dont les origines remontent pourtant à 1918, bien connu à l’époque sous l’appellation « Union d’Entreprises Marocaines ».

 

 

Au final, en 2015, la flotte de commerce maritime meurt dans l’indifférence générale, entraînant l’ensemble des marins du Maroc et leurs familles dans une profonde tragédie humaine.

Mais, il y a un espoir. En interrogeant l’Histoire de chacun de nos navires à moteur, nous découvrons des évènements de mer à la fois fascinants et mouvementés. Mais il y a plus important : ce passé nous révèle les invariants de la flotte dans le temps.

Ainsi, en un siècle, de 1886 à 2015, le système maritime du pays traverse trois cycles. Chaque cycle se compose de trois phases : ascension, grandeur, décadence.

Chaque déclin fait apparaître une remarquable capacité à se réparer. Après chaque épreuve, le système retrouve ce qui a été écrasé, cherche comment ça été écrasé, reconstruit là dessus, et remonte à la surface : la renaissance est un caractère permanent.

Entre le choc et le rétablissement, il y a en moyenne une durée de quinze ans : c’est l’invariant de notre système maritime. Un intervalle de trente ans sépare deux âges d’or successifs.

En conséquence, suite au traumatisme de 2006, dont le creux se situe en 2015, la prochaine émergence ne devrait pas intervenir avant au moins 2030. Cependant, il existe l’alternative de la ramener à l’horizon 2020.

D. En quelques pages

Cycle I : (1886-1935)

La première crise est politique. Elle est engendrée en 1905 par l’atmosphère tendue des relations internationales. Au cours de cette époque de troubles, le dernier des quatre navires que possède le Maroc est vendu en 1910.

Deux ans plus tard le protectorat est établi. À compter de cette date, l’État s’inscrit dans une logique de normalisation du commerce maritime. Pour cela, il commence par structurer les relations entre armateurs et chargeurs : c’est le dahir du 12 août 1913, [B.O. N° 46 du 12 septembre 1913]. Puis il institue un organisme maritime, aussitôt rattaché à l’ordre militaire. L’initiative est handicapée par le déclenchement du premier conflit mondial (1914).

Malgré ces circonstances défavorables, le pays se fixe comme priorité la sécurité des approvisionnements en produits de base. Aussi, il se dote d’un cadre spécialement dédié à la navigation : c’est le dahir du 17 mars 1917 [B.O. N° 230 du 19 mars 1917]. On adosse, à ce référentiel, des avantages fiscaux : il n’y a ni taxe proportionnelle, ni surtaxe progressive.

L’impôt sur les bénéfices est de 15% contre 34% à l’étranger ; et de même pour les charges salariales.

Puis, en 1918, l’État crée la compagnie « Union d’Entreprises Marocaines » spécialisée dans le cabotage, domiciliée au sein du service maritime et financée par le fameux banquier Rothschild.

À la fin de la guerre, on promulgue le code global du 31 mars 1919 [B.O. N° 344 du 20 mai 1919] qui complète et actualise ceux de 1913 et de 1917. Il contient toutes les dispositions spécifiques  à la bonne marche du commerce maritime. Le 28 mars 1919, on confie à la société  « Castanié » l’exploitation des navires de l’Union d’Entreprises Marocaines6, [B.O. N° 412 du 14 septembre 1920]. On parvient à armer, en 1920, onze navires (12 086 tx). En 1922, on note l’immatriculation de la goélette TADLA, dernier navire à voiles et à moteur du Maroc.

 

 

 Par ailleurs, le cargo CAP NEGRE construit en 1913, passe en flotte de 1920 à 1927, et aura la plus longue vie après avoir quitté le pavillon, soit 80 ans.

En 1926, le pavillon enregistre pour la première fois un navire neuf : c’est le tanker FEDHALA.

Malgré le séisme économique mondial de 1929, ayant pour épicentre « Wall Street », le volume global demeure à un niveau honorable au cours de la décennie suivante.

Il est à signaler, au cours de l’année 1932, l’immatriculation du MAARIF ; construit en 1884, il bat le record absolu d’être le navire le plus âgé à entrer en flotte, soit 48 ans.

À l’issue de cette ascension, on retiendra que l’État encadre par la fiscalité, les banques assurent le financement et le secteur privé gère la flotte.

Toutefois, en 1933, on commet l’erreur de restreindre les conditions d’accès à la nationalité.

Dorénavant, on impose une navigation intéressant d’une façon directe et principale le trafic du pays [B.O. N° 1076 du 9 juin 1933].La flotte chute  brutalement pour ne compter que quatre navires en 1936 (2 095 tx).

Cycle II : (1935-1970)

En 1936, l’État n’a pas le temps de réagir. La situation internationale devient complexe et tendue. Elle se transforme en conflit généralisé ; ce qui contrarie les initiatives. En particulier, la banque Rothschild met en veille les activités de l’Union d’Entreprises Marocaines.

Le débarquement américain de 1942 implique directement le Maroc dans les hostilités. Les ports de Casablanca et Kenitra sont sérieusement touchés et les échanges tournent au ralenti.

Mais, dès la fin de la guerre (1945), le Maroc attire de nombreux capitaux destinés aux secteurs industriels et agricoles.

La Marine Marchande bénéficie de cette source d’argent frais. Les flux économiques reprennent à une cadence accélérée et le volume du fret devient de plus en plus important.

Les Américains proposent à des prix avantageux douze bateaux citernes auxiliaires de l’US Navy, ravitailleurs en essence et en eau. Ils sont reconvertis pour le cabotage des hydrocarbures, des vins et des produits chimiques. Cette impulsion inverse la tendance Le nombre de navires repart à la hausse, aidé en cela par Rothschild qui lance en 1946, via sa filiale SAGA (Société Anonyme de Gérance et d’Armement), la Compagnie Franco-Chérifienne de Navigation qui n’est qu’une version rafraîchie de la fameuse « Union d’Entreprises Marocaines », requalifiée pour le long cours et le cabotage.

Le nord du Maroc contribue par deux navires emblématiques immatriculés au port de Rio Martin : MARNA et CALIFA.

En 1955, le pavillon est à son maximum avec 36 unités (53 978 tx).

À l’issue de cette période faste, on retrouve la permanence du facteur clé : l’État encadre, la banque finance et le secteur privé fait tourner la flotte.

En 1956, le Maroc accède à l’indépendance. La rupture avec l’ancien mode de gouvernance provoque une phase de flottement. Plusieurs armateurs étrangers basculent vers le marché de l’Afrique de l’Ouest. C’est le début de la récession.

Le phénomène s’accentue avec la nationalisation de la « Compagnie Franco-Chérifienne de Navigation » qui devient la « Compagnie Marocaine de Navigation » (Comanav).

 

 

En conséquence, la banque Rothschild s’efface progressivement : en 1962, la flotte descend à 20 unités (56 062 tx).

Pour tenter de limiter le recul, la Comanav arme en pleine propriété cinq nouveaux navires. Elle fait massivement appel aux emprunts à court et moyen terme. Le capital est multiplié par quinze.

Au centre de cette performance, on trouve l’appui des Pouvoirs Publics et le soutien actif de l’État.

Ainsi, le gouvernement promulgue des mesures d’aide directe (Lois d’aide aux investissements du 19 septembre 1958 et du 31 décembre 1960) et d’aide indirecte (Dahir du 25 septembre 1962 portant organisation des transports maritimes, [B.O. N° 2609 du 26octobre 1962]).

En 1963, on enregistre pour une année le dernier navire à vapeur du Maroc : KETTARA VIII

 

Mais la contraction persiste et en 1966, il n’y a que 17 navires (60 951 tx). On décide alors d’infléchir la tendance. On crée la

« Compagnie Marocaine Royale de Navigation ». En 1967, elle prend livraison de six frigorifiques commandés en Espagne.

Deux ans plus tard, à l’échéance des délais de grâce, elle est dans l’impossibilité de régler les factures présentées par les constructeurs. Les banques refusent d’accorder une rallonge.

En l’absence de couverture financière, les six navires font l’objet d’une saisie conservatoire au port de Rouen (France). L’affaire finit par la déroute de l’entreprise et en 1970, la flotte demeure au plus bas avec 17 navires (51 128 tx).

À la fin de ce cycle, on peut dire que le déclin trouve son origine dans le départ de la banque Rothschild, établissement spécialisé dans les choses de la mer. Ses successeurs se sont révélés incapables d’en comprendre les principes de base.

Ensuite, l’État n’a pas su travailler en synergie avec la communauté maritime : le code des investissements de 1960 couvre un trop large champ de domaines pour pouvoir constituer un socle viable et attractif pour le secteur privé.

Enfin, le Dahir de 1962 n’a pas réussi à pallier le recours systématique à l’affrètement des navires étrangers, source d’une importante érosion de devises

Cycle III : (1970-2006)

En 1971, l’État finit par assimiler la limite des codes de 1958 et de 1960. Il tire aussi les leçons de la faillite du groupe « Compagnie Marocaine Royale de Navigation ». Il opte pour une intervention ciblée. Il implique les banques et promulgue le dahir du 13 août 1973 spécialement dédié aux investissements maritimes : prime égale à 15% du prix d’acquisition, ristourne de deux points sur les taux d’intérêts, amortissement inférieur à douze ans, réglementation des changes assouplie, [B.O. N° 3172 du 15 août 1973].

En gros, l’État contribue pour 100 millions de dollars et engage un vaste programme d’équipement, de rénovation et de rajeunissement. La flotte change de taille et connaît une expansion remarquable.

 

 

En 1976, le frigorifique EL MANSOUR SAADI, acheté neuf, entre en flotte et aura une grande longévité sous pavillon (28 ans). Dès 1977, on compte 50 navires (58 446 tx).

Le pic absolu en nombre d’unités (resp. en jauge brute) est atteint en 1989 (resp. 1986) avec 73 navires (resp. 407 748 tx).

Ce redressement spectaculaire s’explique par le changement de comportement : l’État est, à la fois, armateur et banquier. De plus, grâce à une législation adaptée, il s’assure de la contribution active du secteur privé.

Cependant, en 1989, on commet la lourde erreur de céder aux impératifs de l’austérité ambiante. Plus précisément, la loi de finances préconise une réduction notable des commodités prévues par le code de 1984, lui-même en retrait par rapport à celui de 1973. À ce moment précis, il aurait mieux valu créer un pavillon bis, mais personne n’y a pensé.

À la suite de cette décision expéditive et irréfléchie, la chute est brutale : 51 navires en 1995 (204 228 tx).

Mais le pire est à venir. En 2003, l’Union Européenne accorde un don de 95 millions d’euros, à condition de l’utiliser rapidement pour la mise à niveau du secteur des transports. De manière naïve, on saute sur l’occasion et, à la hâte, on réactive, entre autres, le dossier maritime. Dans la précipitation, ils vont commettre une double faute stupéfiante.

Ainsi, en 2006, par une simple circulaire ministérielle, on supprime de manière aveugle et sauvage l’encadrement des lignes régulières.

Et en 2007, on vend la Comanav : c’est une grave erreur qui cause un immense tort aux gens de mer.

En conséquence, il n’y a en 2015 que sept unités jaugeant 58 446 tx et on ne compte aucun navire armé pour le long cours. Les marins du Maroc sont ainsi abandonnés à leur sort dans des conditions extrêmement difficiles : c’est la plus terrible des ingratitudes eu égard à leur courage et à leur sacrifice pour affronter les dangers des océans ; beaucoup ont péri dans de violentes tempêtes. On n’a jamais rendu hommage à ces marins morts pour la patrie en accomplissant leur mission et leur devoir. Cette injustice doit être réparée.

Promesse d’avenir

Comment s’en sortir ? Dans ce qui précède, de 1886 à 2015, nous avons relevé les fractures essentielles, les dates clés et les étapes marquantes, pour en déduire la loi de comportement de notre flotte. Ainsi, ces éléments nous ont permis de revisiter le passé de tous nos navires, d’identifier les quatre principales crises (1900 ; 1935 ; 1970 ; 2006) et de mettre en évidence les trois renaissances correspondantes, véritables piliers de notre système maritime.

J’ai, notamment, précisé la genèse de ces renaissances, mesuré la gravité des dégâts provoqués par l’ignorance des centres de décision et annoncé la prochaine émergence : après la catastrophe de 2006, le système maritime du Maroc retrouvera un état d’équilibre prospère en 2030.

Toutefois, ce regain peut être ramené à l’horizon 2020, car l’exploration du futur s’enrichit toujours de la conscience des erreurs commises et de leur ampleur. Elle révèle alors les chemins pour infléchir le reflux, compresser le temps et accélérer le nécessaire redressement, intégrateur de ressources, créateur de richesses et générateur d’emplois.

Tout d’abord, les autorités doivent comprendre qu’il faut repenser le rôle de la Marine Marchande dans son ensemble, de façon que sa réhabilitation, indispensable à la vie du Pays, s’inscrive dans une logique de développement intensif et expansif.

Ensuite, pour bien assimiler le réalisme de notre prédiction, il convient de garder à l’esprit que les trois périodes de prospérité de notre pavillon (1930 ; 1954 et 1989) ont toutes pour origine la volonté de l’État et la confiance des banques. Les trois déclins (1935 ; 1970 et 2006) ont tous pour origine les hésitations de l’État et la défection des banques.

En conséquence : la quatrième renaissance promise par notre Histoire maritime exige l’engagement solidaire de l’État, des Banques et des Armements privés au sein d’une même et unique compagnie nationale. En clair : l’État est garant de l’ancrage des mécanismes financiers à la dynamique maritime.

Cette compagnie au capital de 1 milliard de Dirhams, de type société mixte à conseil de surveillance, a pour objet de contribuer à l’autonomie industrielle et commerciale du pays en lui assurant ses propres moyens de transport par mer ; ensuite de réduire les décaissements de frets en devises au bénéfice de pavillons étrangers pour ses importations et exportations ; et enfin d’offrir à la totalité des marins du Maroc le libre accès à la gamme complète de tous les genres de navigation.

Pour cela, il y a une condition incontournable : les responsables doivent vaincre leurs peurs, surmonter leur ignorance et admettre leurs fautes, car une Administration qui enregistre et analyse ses propres défaillances grandit et devient plus forte.

Autrement dit, les responsables actuels doivent avoir le courage de faire le bilan de ce qu’ils laisseront aux générations suivantes et de leur redonner des marges de manœuvre. Ils doivent ensuite exposer la lecture qu’ils font de l’avenir et expliquer que, si notre système maritime est plein de richesses et de promesses, il est aussi menacé d’exclusion irréversible par les mouvements du monde. Ils devront oser avouer qu’ils ont perdu beaucoup de temps, et on prendra bien soin d’écarter ceux qui, depuis trop longtemps, masquent l’écart entre les ambitions de nos valeureux marins et la réalité tragique de la flotte de commerce.

                                                                                                                                                                 Casablanca, le 16 octobre 2015