Lorsqu’on évoque la province d’El Jadida, l’image qui vient brusquement s’imposer à l’esprit reste incontestablement celle des monuments et sites historiques. Mais au-delà de ces reliques, El Jadida possède d’autres particularité et d’autres traditions notamment durant le mois de Ramadan où la ville connaît une parfaite transmutation. Depuis les temps immémoriaux, le mois de Ramadan est vécu à El Jadida, en particulier, et Doukkala, en général, dans les mêmes traditions et dans la même ferveur.
Quelques jours avant le mois de jeûne, une activité intense régnait au centre-ville d’El Jadida. À travers tous les foyers, les femmes se rencontraient au cours de l’après-midi pour préparer chebbakia, mkharka et sellou. Dans le centre-ville, plus particulièrement à la place Allal El Kasmi, les mères de famille ne rataient pas l’occasion d’acheter les épices et les herbes de province (persil et coriandre). Pendant ce temps, les propriétaires de fours traditionnels donnaient un bon coup d’entretien à leurs fours pour assurer une bonne cuisson aux galettes de pain de leur clientèle.
Pendant le Ramadan, en ville ou en campagne, les nouvelles habitudes prennent forme. Le rythme ralentit considérablement. Les villes et les villages se réveillent tard. Les matinées à El Jadida changent. La métamorphose est visible partout. Très peu de magasins ouverts, les cafés? N’en parlons pas. Les gens sont nombreux à manifester des signes d’énervement. La caféine manque. La cigarette fait défaut. Un cocktail explosif chez de nombreux matinaux.
La circulation automobile se fait moins dense. C’est peut-être l’unique côté positif pour les matinaux. Les marchés de la ville sont les seuls à connaître l’animation le matin, autrement on se croirait dans une ville morte. Dans les marchés, on n’achète presque rien. On consomme avec les yeux, tant les prix ont atteint l’inimaginable. Ces derniers jours de Ramadan, si la plupart des consommateurs déambulent et donnent l’impression de flâner plus que de faire les courses, il en est d’autres qui cherchent n’importe quel prétexte pour se disputer. Et ne soyez surtout pas surpris par les escarmouches verbales. Entre les automobilistes, les piétons, dans les boutiques, les administrations et même dans les rues et les mosquées, on n’échappe pas facilement aux premiers effets de la soif avant que ceux de la faim n’arrivent pour compliquer davantage la situation relationnelle entre les gens. La colère prend facilement. À la poste principale, un homme se présente avec un avis d’arrivée. La préposée au guichet ne trouve pas la lettre. L’incompréhension s’installe et c’est la prise de bec. Des échanges vifs, parfois durs, méchants et surtout souvent gratuits, éclatent donnant lieu aux spectacles que certains dans leur tentative de calmer les esprits aggravent.
Au rond-point El Haria, deux automobilistes se sont oubliés. Le choc a été évité de justesse entre les deux véhicules, mais pas entre les chauffeurs qui, un peu plus loin, décident d’en découdre. Le Ramadan est prétexte à tous les esclandres. Au fil du temps, la ville s’anime. La circulation automobile s’amplifie. C’est l’heure des courses.
Les jeûneurs passent leur temps à faire les chaînes. Des chaînes partout. Devant le boucher, l’épicier, le boulanger, etc., il y a toujours du monde. On fait la chaîne pour acheter le pain, le pain brioché, chebbakia, mkharka, baghrir, les fines herbes…le moindre attroupement attire l’attention. Et ainsi de suite, jusqu’à ce que les sachets s’emplissent de tant de choses achetées à tort et à travers parfois sans même s’en rendre compte. On crie à la flambée des prix. Mais au vu des couffins qui s’emplissent, on est tenté de croire que tout va pour le mieux. Saïd sort du port. Il avoue avoir laissé une fortune pour acheter du poisson et reconnaît que cela ne lui arrive qu’au mois de Ramadan. Pourquoi? Il n’en sait rien. C’est le Jdidi type qui passe son temps à dépenser. La contradiction est flagrante. D’un côté, on dénonce la flambée des prix des produits alimentaires, de l’autre on s’offre des aliments superflus. On crie à l’arnaque pour un kilo de sardine à 14 DH, on fait la chaîne pour des bananes à 15 DH le kg. Allez comprendre quelque chose! Certaines habitudes ont la peau dure. Cela ne peut pas être autrement. «Je sais que j’en fais un peu trop, mais que voulez-vous ? Le Ramadan a ça de particulier, c’est le mois des gourmandises», avoue Hayate, dont le fardeau alimentaire n’a de valeur que celle d’expliquer l’état d’esprit des jeûneurs Doukkalis. L’on comprend mieux pourquoi, en pareille période, des commerces poussent comme des champignons. C’est le mois des affaires. Chose que confirme Hadj Brahim, lui qui prend toujours son congé annuel durant le Ramadan pour ouvrir sa boutique de gourmandises. «Chaque Ramadan, je m’installe ici pour vendre un peu de tout. J’ai des fournisseurs qui me livrent et je revends pour m’assurer une rentrée confortable», indique-t-il. Les commerces fleurissent à tour de bras. Pas besoin d’autorisation. Le Ramadan en est une.
Dans l’esprit des gens, c’est le mois du «tout-est-permis». On ne se soucie d’aucune loi et encore moins d’une autorité. Les affaires battent leur plein en ce mois de «piété». C’est au plus malin dans la quête de l’enrichissement. Comment cela peut-il en être autrement lorsque les gens dépensent sans compter? Il en sera ainsi durant tout le mois. Trente jours de bonheur pour les uns et de ruine pour les autres. «Ce n’est pas nouveau», rappelle un de nos interlocuteurs. Il ne faut donc pas s’étonner et il ne faut surtout pas se poser trop de questions. Cela ne sert à rien. C’est un peu le charme de ce mois même s’il laisse des séquelles qui demanderont beaucoup de temps pour guérir. Un Ramadan chaud, autant pour les esprits et les bourses. Le décor est bien planté pour un mois de l’année bien particulier. Bon Ramadan à toutes et à tous!
Il faut noter que les quelques jours, précédant le mois sacré, sont également une occasion pour les familles de nettoyer à fond leurs intérieurs et préparer du linge de table neuf ou du moins lavé de frais et repassé pour l’occasion. «Nous avons appris de nos aînés qu’il faut accueillir le ramadan avec joie et surtout une hygiène irréprochable pour qu’il se passe en douceur et en paix », nous a expliqué Hadja Fatna. D’autres familles interrogées encore à travers différentes localités de la capitale, nous ont dit avoir repeint leurs intérieurs en cette occasion sacrée.
Car pour les Doukkalis, le mois de ramadan doit être traité tel un précieux invité dont on doit s’occuper avec délicatesse, c’est aussi une occasion pour accueillir ses amis et proches chez soi et rassembler toute la famille autour de la table du “f’tour”, donc tout doit être préparé méticuleusement afin de faire plaisir à chacun.
Boulimie mentale ou frénésie de consommation
Il suffit de faire un tour au niveau des grandes surfaces commerciales et des marchés d’El Jadida, pour se rendre compte de l’ampleur de ce phénomène. Des centaines de femmes ou encore des couples se bousculent devant des rayons, bien achalandés, en raison justement de ce rush attendu et espéré chaque année. L’objectif de ces clients étant d’acheter et stocker un maximum de produits alimentaires, notamment les plus consommés durant le mois sacré. Les ingrédients des plats indispensables sur la table jdidie. Il faut tout acheter pour ne pas se retrouver en manque d’un produit indispensable. Les Jdidis, à l’approche de chaque Ramadan, font le tour des marchés et des centres commerciaux à la recherche des prix les plus attractifs. «Je commence à préparer les provisions du Ramadan dès le début du mois de Chaâbane. Cette année, j’ai pris un peu de retard et c’est seulement à quelques jours du mois sacré que j’ai commencé les préparatifs», nous a affirmé une mère de famille abordée au marché Bir Brahim. Bien que les prix des produits les plus consommés durant le mois de Ramadan commencent leur envolée, les Jdidis ne sauraient en faire l’impasse pour respecter la tradition, une tradition qui peut pourtant obérer les familles, notamment celles aux modestes revenus, contraintes de s’endetter pour faire face à ces dépenses onéreuses. « Nous achetons pour chaque Ramadan de la vaisselle neuve pour accueillir les invités pendant les soirées du Ramadan », nous a dit un couple croisé à proximité d’une supérette, occupé à acheter de la vaisselle.