Ces enfants marginalisés, clochardisés et toxicodépendants

Les « Chemkara », c’est ainsi que sont appelés les enfants des rues. Ce sont des enfants autres, différents, pouvant déranger, ils vivent dans cet ailleurs : la rue.

Ils sont dans la rue depuis quelques mois ou quelques années et pour beaucoup, elle est le seul refuge. Âgés de 7 à 18 ans, filles ou garçons, ils y fuient violence et misère et y trouvent violence et misère. Ils connaissent un exil et une errance à la fois psychiques et physiques. Marginalisés, clochardisés et toxicodépendants, ils sont singuliers par leur fonctionnement, parce qu’ils ne sont plus inscrits dans la sphère familiale et sociale. Ils se situent dans un espace autre, traumatique et violent qui connaît ses propres lois, perturbant ainsi les repères et les fondements non seulement psychiques mais aussi sociaux et culturels. Qui sont ces enfants ? Qu’est-ce qui a, dans leur histoire individuelle et collective, provoqué ce passage vers la rue ? Comment se construisent-ils dans cet espace ? Quels sont les relations qu’ils entretiennent avec les autres et avec la rue ?

Plusieurs causes semblent être à l’origine de la présence des enfants dans la rue. Il faut d’abord partir des conflits au sein de la famille, les mauvais traitements physiques, affectifs voire sexuels infligés à certains enfants, la mauvaise éducation assurée par les parents. Pour se retrouver dans la rue, les enfants sont soit orphelins, soit chassés, ou soit partis d’eux-mêmes à cause de la misère de la famille, décès ou maladie des parents, alcoolisme du père, prostitution de la mère, violences familiales, divorce ou remariage. La conjoncture socio-économique de la région peut être également à la base du phénomène. En effet, la conjoncture socio-économique est souvent une cause de dislocation des familles laquelle précipite le sort des enfants.

Évidemment, la déstabilisation et l’éclatement des familles, l’exode rural vers les bidonvilles de la périphérie des grandes villes, l’incapacité des familles à subvenir aux besoins de tous leurs membres et l’analphabétisme ont condamné les fillettes à être engagées comme petites bonnes et jeté les garçons dans la rue. Chassés de leurs familles par la pauvreté ou le deuil, ces gamins s’agglutinent  à El Jadida surtout dans le port d’El Jadida, les marchés et le parc Abdelkrim El Khattabi ou encore dans les différents passages du centre-ville d’El Jadida. Les plus chanceux deviennent cireurs, vendeurs ambulants de chewing-gum ou de cigarettes de contrebande à l’unité, mais la plupart sont contraints à la pure mendicité.

Quant aux parents des « enfants des rues », ils sont démissionnaires et ne savent plus jouer leur rôle. Plus alarmant, l’enfant représente très souvent la seule source de revenus pour une famille qui ne cesse de croître dangereusement. Le statut du père change ; il se dépossède peu à peu de son autorité parentale, du fait de la perte de son statut d’essentiel « pourvoyeur de fonds » de la famille.

Parfois, les enfants sont eux-mêmes conscients de ce qui est à l’origine de leur présence dans la rue, mais il arrive que certains d’entre eux évoquent des raisons non fondées. Parmi ces raisons présumées, émerge la délinquance juvénile alors que des facteurs économiques seront évoqués pour justifier les vraies raisons. Mais lorsque l’enfant est resté sous l’autorité parentale, c’est généralement la négligence des parents qui semble à l’origine de la présence de l’enfant dans la rue, en l’occurrence s’il s’agit de parents à revenu faible.

On ne peut pas écarter la pauvreté – même si celle-ci n’est pas déterminante – des causes de la présence des enfants dans la rue. Mais force est de constater que la mendicité est devenue une coutume-si ce n’est un métier- chez certains « Diyabs » qui conditionnent les enfants du Msid (mhaderes) à arpenter les rues à la recherche d’une recette journalière.

La majorité des enfants interrogés ont pour caractéristique commune un bas niveau d’instruction. La plupart des garçons (95%) n’ont jamais été à l’école ou ont abandonné leurs études à l’école primaire. Cette tendance semble être en conformité avec le niveau d’instruction des parents ou tuteurs d’enfants n’ayant jamais été dans la rue. Plus de la moitié d’entre eux n’avaient jamais fréquenté l’école ; et parmi ceux qui l’avaient fait, 90 % ont dû abandonner leurs études à l’école primaire. Par ailleurs, plus de 70 % des parents d’enfants restés sous l’autorité parentale, issus de familles à revenu faible et tous les parents à revenu intermédiaire de tels enfants, avaient reçu une éducation formelle. Pendant ce temps, les enfants de sexe féminin avaient un niveau d’instruction moins élevé que celui de leurs pairs de l’autre sexe. Nombre d’entre eux ont relevé l’incapacité de leurs parents et tuteurs à leur procurer des tabliers et à assurer les dépenses liées à leur scolarisation, telles sont les raisons qui les ont incités à abandonner leurs études.

Des gamins en perdition qui survivent à la marge

Le corps est noueux. Le visage haineux. Les rides ont déjà creusé quelques sillons dans le visage. Les bras cinglés de balafres. Des automutilations. Comme dans des rituels de mise en condition pour affronter la jungle de la rue: un gamin avec une balafre bien en évidence en jette plus qu’un autre. C’est un fait. Certains crachent du sang et s’essuient sur leurs manches. Ils tremblent aussi.

En guise de nourriture, des restes qu’ils mendient devant les snacks quand ils ne vont pas plonger la tête dans une poubelle pour se dégoter un bout de patate ou un morceau de pain dur rance. Ils fument des mégots qu’ils ramassent dans les caniveaux. L’œil toujours rivé au sol et un sachet dans la poche où ils collectionnent les bouts de cigarettes déjà fumées par d’autres. Ils s’en fichent des maladies qu’ils peuvent choper en fumant les mégots des autres.

Les filles sont de plus en plus nombreuses à faire cause commune avec les parias des villes. «Je sniffe tout le temps, même la nuit, j’ai mon sachet sur le nez. Pourquoi? Parce que je ne vis pas comme les autres. Je veux oublier, me perdre, et quand je sniffe, je suis bien. Et pour que le trip soit complet, j’avale quelques Rivotril, et là, je suis comme une lionne. Gare à celui qui vient me faire chier.», nous a dit Faty.

D’ordinaire, les viols entre chemkaras sont collectifs. On se saisit d’un gamin ou une fille et on les viole à tour de rôle. Généralement, ils dégénèrent, et on en ressort avec des séquelles pour la vie. Dans la rue, c’est chacun pour soi. Mais on a besoin d’une bande pour abriter sa misère. Mieux vaut être plusieurs à rôder. Cela impressionne, donne de l’assurance aux uns et aux autres.

Les chemkaras chassent en groupe. Font les quatre cents coups en meute. Ils volent en bande, sniffent et dorment en horde. Et, quand les choses tournent très mal, après un crime, comme cela est déjà arrivé entre chemkaras, on franchit la frontière qui sépare la vie de la mort. On se retrouve en prison.

Toutefois pour subsister dans la rue, les jeunes savent qu’il vaut mieux appartenir à une bande pour affronter les dangers. Solidaires entre eux, ils partagent tout : la nourriture, l’argent, la colle…Toutefois, dans ce partage, il n’y a pas que du positif. Car nombreux sont ceux, surtout les plus jeunes, qui sont victimes d’agressions sexuelles.

Pour se nourrir, les enfants vivent pour 90% d’entre eux de la mendicité. Avec l’argent collecté, ils achètent des cigarettes, des kleenex  qu’ils revendent. D’autres essayent de dénicher un petit job au port de pêche. Ils aident les pêcheurs à nettoyer leurs barques, ils déchargent le poisson. Quand ils  lavent les barques, les pêcheurs les laissent prendre le poisson qui reste coincé sous la cale. Ils les revendent ensuite ou alors les partagent avec la bande.

Les meutes des chemkaras guettent avec une précision sans égal dans le temps tout au long de la place El Hansali et les marchés Allal El Kasmi et Saâda. Le groupe des jeunes délinquants se désignent les cibles. Les femmes constituent

90 % des «victimes». Chaque femme non-accompagnée est une cible idéale. Avec une vitesse inouïe, la victime est abordée gentiment dans un premier temps par le jeune délinquant lui quémandant quelques sous. Si la concernée fait mine de ne rien entendre, le ton de l’abordage se transforme en menaces à peine masquées, en montrant à la victime un rasoir par exemple ou un coutelas. La scène se passe, bien entendu, sous les yeux des passants la plupart du temps indifférents.

Réintégration des enfants de la rue, mais comment ?

Le plan d’action national pour l’enfance « Maroc digne de ses enfants », mis en application en 2006 et qui s’est poursuivi jusqu’au 2015, est un échec total. Ce ne sont que des paroles dans l’air et de longs discours sans effet sur le terrain.

De plus, Il n’est pas un jour qui passe, ou presque, sans qu’un enfant ne subisse une agression sexuelle. Car les pédophiles sont partout : à l’école, dans les rues, chez le voisin, à la maison… Le danger guette l’enfant partout.

Par conséquent, avec la marginalisation et la stigmatisation sociale, les enfants de la rue sont exposés aux risques du passage à la délinquance. Ils deviennent de plus en plus attachés à la rue et se trouvent contraints à une logique de survie au jour le jour. Ils cherchent leur intérêt immédiat par n’importe quels moyens.

La situation des enfants de la rue mérite que l’on s’y investisse. Une telle dynamique ne peut s’opérer qu’au moyen d’actions fondées sur la solidarité. En effet, le développement de l’action des associations et ONG est un pas important vers un investissement. Mais il doit s’inscrire dans la durée. Et pour plus d’efficacité, la construction des centres sociaux ne va sûrement pas améliorer les choses s’ils n’accomplissent pas leur mission sur les critères suivants :

-Agir pour sortir ces enfants de la rue est donc indispensable pour assurer à terme leur sécurité ainsi que leur avenir. Plusieurs acteurs associatifs s’accordent à dire que c’est possible. Ils ont mis en place des actions qui ont fait leurs preuves

– Accueillir les enfants de manière permanente, les éduquer et les suivre jusqu’à ce qu’ils puissent reprendre leur destin en main. Le centre est leur maison.

– Assurer les besoins de base : hébergement dans le foyer, hygiène, santé, nourriture, vêtements, matériel scolaire, loisirs en liaison avec les organisations locales ou internationales.

– Mise en place d’une action sociale et éducative en vue de scolariser les enfants et de les aider à reprendre confiance en eux;

– Faciliter l’insertion dans le tissu économique régional par l’intermédiaire d’une formation scolaire et professionnelle;

– Une société accueillante à l’égard des enfants est une société qui les protège comme il se doit et leur fournit les ressources et les moyens pour assurer leur bien-être et leur développement. Hélas, un grand nombre d’enfants des rues ne peuvent pas bénéficier d’un toit, d’une éducation et de l’affection nécessaire à leur développement et à leur épanouissement. C’est pourquoi il est nécessaire de les aider par l’intermédiaire d’un foyer d’accueil.

-Impliquer les autorités afin d’agir dans le cadre de la législation Marocaine et de mener notre action pour le seul bien être des enfants défavorisés est également nécessaire.

– La préfecture des métropoles comme Casablanca, Tanger, participe de manière active par l’intermédiaire d’une commission afin de résoudre, dans la concertation, les différents problèmes rencontrés. Cette commission est composée de membres pluridisciplinaires qui sont consultés afin d’enrichir le dialogue de leurs compétences et de leurs expériences.

– L’Entraide nationale doit mettre  des foyers à la disposition des associations de la protection des enfants de la rue et  participer conjointement à leurs actions.

– La justice. En effet, Il est impensable de s’occuper d’enfants des rues sans cadre juridique, c’est donc le juge qui place les enfants dans le centre et qui suit leur évolution.

-Il faut savoir quand il faut aller leur parler, comment les approcher…

C’est à nous de nous adapter à leur monde. L’enfant doit savoir qu’il a la possibilité d’être écouté. Il faut donc établir la confiance doucement. Cela peut prendre jusqu’à un mois avant qu’il me fasse confiance.

-Enfermer un enfant dans un centre sans qu’il n’y ait de savoir-faire, d’encadrement ou de programmes spécifiques, ne sert à rien. Car un centre, qui manque d’encadrement et d’éducateurs qualifiés pour travailler avec des personnes en situation précaire, ne servira à rien. Le social doit être réellement pris au sérieux.

-On ne peut pas proposer des stratégies sans connaître la réalité du terrain. Et seuls les éducateurs qui travaillent sur le terrain peuvent réellement faire le diagnostic de la société et apporter une solution.

-Prendre en considération les propositions de la population-cible est également primordial. Il faut considérer l’enfant comme un adulte. Il est acteur de sa propre vie, nous devons donc l’impliquer ainsi que ses parents avant de décider quel sera son avenir.

– Et pour que la réintégration familiale et sociale réussisse, la présence de plusieurs intervenants est plus que nécessaire : éducateurs, assistante sociale, sociologue, psychologue…

Le débat est ouvert…